UMA PRÁTICA PÚBLICA DE PSICANÁLISE NO BRASIL: RESISTIR PARA EXISTIR [versão em francês – Chimères]

Texto escrito por Anderson Santos, Ana Carolina Perrella, Adriana Simões Marino. Publicado em 2022 na edição nº 100 da Revista Chimères, fundada por Gilles Deleuze e Félix Guattari.

* devido a questões burocráticas o texto em português ainda não será disponibilizado, mas em breve compartilharei por aqui.


On sait que la vie quotidienne dans une métropole est marquée par l’automatisme quotidien, la peur du contact et de la différence, et par la « prolifération des murs et des clôtures, réels et symboliques »[1]. Il y a ainsi un appauvrissement des expériences collectives face à l’impératif des vécus individuels[2] ou, à proprement parler, individualisants – selon le modèle socio-économique de production d’une subjectivité néolibérale. On a alors affaire à la production de modes de vie affirmant une logique individualiste au profit du particulier et de la privatisation de la vie.

Cependant, le tissu urbain est aussi un lieu où l’art, l’invention et la résistance se font présents, créant une ouverture à de nouveaux mondes possibles. Car, après tout, la privatisation de la vie reflète une déflation d’expériences socio-communautaires et d’intimité, en produisant par-là de la souffrance. À cela s’ajoute la recrudescence des programmes conservateurs, la perte continue des droits sociaux historiquement acquis et, par conséquent, l’accroissement de la précarisation de la vie.

C’est dans cet espace chargé de contradictions que se trouve, très récemment au Brésil, une foule de collectifs de psychanalyse engagés dans la construction de cliniques ouvertes à la vie dans la cité. Ces groupes portent dans l’exercice de leurs pratiques un positionnement éthico-politique traversé par une perspective théorique critique, et par des expériences cliniques singulières plongées dans le chaos produit par le système politico-économique dans lequel nous vivons. 

En ce sens, l’occupation des espaces publics dans le paysage politique actuel de notre pays porte une puissance subversive, parce qu’une telle occupation peut produire des fractures dans ce mode de vie dominant, en créant par-là des bifurcations dans la vie urbaine privatisée, imperméabilisée et vidée d’expériences et de rencontres.

Lacan nous a légué la tâche suivante : « Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque »[3]. Cet énoncé est de la plus haute importance pour nous mobiliser et, qui sait, pour contribuer à l’avancée de la psychanalyse. En ces temps d’automatisme, de refus de l’altérité et de prolifération des murs et des clôtures[4], on revient à la découverte freudienne qui a fait prévaloir ce drôle d’inconscient sur la raison de la conscience – y compris lorsque Freud a décidé de déambuler dans les rues de Vienne, à l’écoute de ses patients. Il faut connaître la théorie, comprendre ses limites possibles et historiques, et faire en sorte que ça avance à partir de là.

Ainsi, dans la mesure où nous nous disposons de faire une clinique dans un espace public, nous aérons l’écoute traversée par la vie qui palpite dans la cité, dans les signes de la scène publique, faisant de l’espace aux liens inconscients qui interpellent les villes et les sujets qui y vivent et qui marchent dans leurs rues.

Si la rue est un espace d’inscription des multiplicités présentes dans la société – des espaces sociaux, des affects, des formes de penser et de vivre la vie, avec les expérimentations multiples qui s’y produisent et s’y reproduisent – ce qu’une écoute clinique permet de faire ressortir n’est pas la somme de ces multiplicités, comme l’a présupposé l’utilitarisme de Bentham[5], mais la réalisation d’une soustraction offerte à la singularité subjective plongée dans et traversée par le territoire.

Ainsi, dans le cadre d’une connexion avec ces multiplicités, telle une série de variables (n), l’écoute psychanalytique permet de faire place au « un par un (n-1) »[6]. En d’autres termes, il s’agit de faire place à la singularité tout en prenant en considération les forces socio-culturelles et politiques qui nous traversent et qui concourent à la production de différents modes de souffrance[7], en particulier les intersections en termes de genre, de race, de classe sociale et d’autres déterminants sociaux composant la vie humaine et, surtout, engendrant de l’oppression sociale[8].

Pour ce faire, comment établir un espace analytique sensible à la singularité et à l’espace public du territoire, tout en restant vigilant aux possibles “assourdissements” produits par une pratique colonisatrice qui cherche sans cesse à normaliser les corps et à aplatir les subjectivités ? 

LÀ OÙ IL Y A POUVOIR, IL Y A RÉSISTANCE

Dans sa préface à la version états-unienne de L’Anti-Œdipe, Foucault décrit l’ouvrage de Deleuze et Guattari comme une introduction à la vie non fasciste et il présente un certain nombre de principes essentiels dans ce processus. Nous en relevons un : celui de ne pas tomber amoureux du pouvoir.

Le pouvoir est une pratique sociale, historiquement constituée, présente dans la constitution de notre subjectivité et en constante mutation[9]. Il est donc présent de façon ramifiée dans les relations sociales, tant comme force qui dit « non » que comme force qui produit et traverse le corps social – c’est-à-dire qu’il est plus qu’une instance négative instituant des rapports disciplinaires de commandement et d’obéissance, émergeant sous d’autres formes par lesquelles s’exerce une influence qui rend l’autre passif[10]. De sorte que nous nous demandons : pourquoi tombons-nous amoureux du pouvoir et comment faire pour cesser d’en être amoureux ? Car, après tout, on a appris à extraire quelque plaisir du fait d’occuper des positions de pouvoir, mais on n’a peut-être pas appris à ne pas aimer les occuper.   

Mais avant de creuser spécifiquement cette question, ne perdons pas de vue que là où il y a pouvoir, il y a possibilité de résistance[11]. Avec la psychanalyse, penser ce qui nous fait cesser d’être amoureux du pouvoir implique la mise en valeur du conflit, car, outre le fait de ne pas passer inaperçu, le pouvoir n’est pas non plus perpétué passivement, à tout le moins non sans quelques entraves. Dans des institutions plus traditionnelles telles que la famille, l’armée ou dans l’organisation des entreprises, l’exercice de domination et de soumission peut être plus tangible et plus naturalisé en raison de leurs structures hiérarchiques.

Néanmoins, il est pertinent de souligner que la volonté de pouvoir s’immisce dans différents contextes, quoique moins visibles. D’ailleurs, cela n’exime pas les analystes et leurs différents groupements – dont les aspirations à la neutralité ne sont pas absolues, de même qu’elles n’assurent pas toujours une déflation moïque suffisante – dont on attend une désaliénation appropriée des apports socio-culturels constitutifs depuis notre plus jeune subjectivité. Ainsi, comme le remarque Marcelo Checchia[12] à partir des contributions d’Otto Gross : « […] le combat à la volonté de puissance relève du combat à la pulsion du moi –  qui, pour se rendre plus puissante, écrase tout et tous »[13]. 

En 1958, dans son texte « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Lacan s’est prononcé au sujet du pouvoir que l’on retrouve dans une analyse. Un pouvoir qui se présentait déjà dans la découverte du phénomène du transfert : la suggestion hypnotique. Aux yeux de Lacan, l’analyse n’est pas l’exercice du pouvoir, mais il y a un pouvoir qui nous traverse dans la relation[14]. D’où l’orientation politique dans laquelle se situe la position éthique consistant à ne pas faire usage de ce pouvoir, afin que le sujet avance en produisant un savoir sur son inconscient.

Le travail de l’analyste passe par un « entre », sans prendre la forme d’une prévalence sur le.s autre.s. Néanmoins, lorsqu’on se trouve face à des situations où les gens tombent amoureux du pouvoir, on est affectés à même notre corps. Cela peut se présenter de manière intransigeante comme une maîtrise, même si c’est sous couvert non autoritaire, mais ressentie comme un transpercement étant donné la fermeture au travail de l’inconscient – y compris dans des espaces collectifs – qui se reflète dans le musellement.

Dans l’espace analytique il y a quelque chose de l’ordre de la résistance, aussi bien comme possibilité que comme impasse. En 1914, Freud a souligné que la théorie psychanalytique apporte quelque chose de remarquable et plein de contradiction : le transfert, qui est le moteur et la condition pour qu’une psychanalyse ait lieu, est – en même temps – une forme de résistance, c’est-à-dire une force opposée faisant face au cours d’une psychanalyse. Cela veut dire que l’on résiste contre un savoir sur ce que l’on sait inconsciemment. Et il dit d’une manière assez juste : « toute recherche orientée sur la reconnaissance de ces deux faits [le transfert et la résistance] et qui les prend pour point de départ de son travail peut s’appeler psychanalyse, même lorsqu’elle aboutit à des résultats différents des miens »[15].

Guattari dit que « la question ne se pose pas d’être ou ne pas être un psychanalyste, mais de savoir quelle est l’utilité, l’opportunité de se préoccuper de l’analyse des formations de l’inconscient »[16]. Par ce bref découpage d’un commentaire qui va au-delà de cette question, nous pensons à l’importance de ce processus consistant à ne pas nous emprisonner exclusivement dans la figure – idéale et pleine de malentendu – du « psychanalyste », figure qui se trouve très souvent dans la bataille d’un « supposé savoir », lequel n’existe pas sans passer par un pouvoir. Il est donc de la plus haute importance de produire une dévisagéisation de ces endroits, de ces visages trop territorialisés.

LES CLINIQUES PUBLIQUES AVEC FREUD

Par-delà le travail bien connu de la Psychanalyse adressé à l’élite bourgeoise de son temps, un autre versant de cette histoire n’a pas été dûment mentionné dans nos espaces de formation plus ou moins traditionnels comme les écoles de psychanalyse, les universités, et les ouvrages traditionnels d’histoire de la psychanalyse. Heureusement, cette histoire a été récemment dressée et publiée par Elizabeth Ann Danto qui, dans son livre Les Cliniques publiques de Freud : Psychanalyse et Justice Sociale, met en évidence l’histoire de l’activisme politique des psychanalystes au fil de l’histoire de la psychanalyse, plus précisément entre les années 1918 et 1938.

L’initiative d’une psychanalyse tournée vers l’accueil public date de 1920, lorsque Freud a inauguré, avec des analystes militants, l’offre publique de la psychanalyse à la Polyclinique de Berlin. Ces psychanalystes, ayant en vue un monde plus juste à l’horizon, se sont organisés aux moments les plus fragiles de l’humanité, tel que l’entre-deux-guerres, et d’autres moments de crise de la démocratie et du système capitaliste.

Pour Freud, les cliniques publiques de son époque personnifiaient la collectivité à l’intérieur de la psychanalyse[17] et, pour nous, c’est là où des psychanalystes affirment leur place dans le champ social, en mettant en évidence la rencontre entre psychanalyse, démocratie, et lutte contre les formes de violence coloniale, policière, raciste, machiste et capitaliste.

De quoi relever que de Freud, avec son enthousiasme à l’égard des cliniques publiques, à Lacan, avec ses inquiétudes et ses dissidences institutionnelles, on sait que l’acte analytique est aussi un acte politique. En ce sens, il y a résonance avec la pensée de Deleuze lorsque celui-ci affirme qu’il « arrive qu’un militant politique et un psychanalyste se rencontrent dans la même personne, et que, au lieu de rester cloisonnés, ils ne cessent de se mêler, d’interférer, de communiquer, de se prendre l’un pour l’autre »[18]. 

LES CLINIQUES PUBLIQUES AU BRÉSIL

Lors de la dernière décennie (2010-2020), on a vécu des moments d’immense tension au Brésil. On peut relever les journées de juin 2013, où une partie de la jeunesse a occupé les rues de différentes villes, en rendant visible la crise de la démocratie représentative bourgeoise. En 2016, il y a eu un coup concerté au sein du congrès, où l’on a assisté à un show d’horreurs lors du vote de destitution de l’ex-présidente Dilma Rousseff (2011-2016). En 2018, une scène concertée s’est à nouveau concrétisée avec l’arrestation de l’ex-président Luiz Inácio « Lula » da Silva (2003-2011), empêché de se présenter aux élections présidentielles. Tout cela a donc rendu possible l’avancée d’une force réactionnaire, avec le fascisme au pouvoir – représenté dans la figure de l’actuel président. Outre ce décor, en 2020 il y a eu le début de la pandémie provoquée par la Covid-19, dont les morts ont été minimisés par le gouvernement, qui promouvait, lui, un discours négationniste persistant.   

On souligne qu’à chaque moment de crise et de tension, il y a des psychanalystes qui se (ré)organisent pour faire une différence, pour faire trou dans la cloche qui asphyxie une grande partie de la population brésilienne. Car, après tout, la lutte des classes n’a pas fini au dernier siècle, puisque l’on peut toujours voir son existence de plus en plus vivante dans nos mondes, il est donc urgent et nécessaire de s’organiser afin d’y résister. 

Notre Collectif de Psychanalyse à la Place Roosevelt a vu le jour au mois de juin 2017, dans le prolongement des expériences de la Clinique Publique de Psychanalyse, dans la Vila Itororó, et de la Clinique Ouverte de Psychanalyse, dans la Casa do Povo [Maison du Peuple], toutes deux étant des initiatives prises dans la ville de São Paulo pour faire de la psychanalyse dans des espaces publics. Bien que chacune de ces expériences possède des traits singuliers concernant leur méthodologie de travail, on peut dire que ces pratiques se rapprochent les unes des autres du fait d’avoir surgi d’un désir politique d’analystes qui, outre le fait d’intervenir dans les espaces publics, occupent ces mêmes espaces et misent sur la rencontre clinique sans la médiation de l’argent[19] dans le travail clinique. 

Il est important de souligner que le choix de l’intervention clinique du collectif, dont nous faisons partie, dans un espace public dans la ville de São Paulo est aussi un mouvement de résistance aux processus de gentrification qui traversent fortement la métropole de São Paulo, en particulier la Place Roosevelt.

À l’heure actuelle, il y a une multiplicité de variations de telles initiatives qui continuent de se répandre dans d’autres villes et d’autres régions à travers le pays. De même que dans les banlieues des villes, avec l’introduction de la proposition d’une perifAnálise, c’est-à-dire de psychanalyse faite dans les favelas, dans des impasses et des ruelles, par des psychanalystes habitant eux aussi ces territoires et reconnaissant les violences produites par le système capitaliste. Bien plus, cela apporte des formes nouvelles pour assumer l’engagement éthique et politique de la clinique auprès d’une population qui se trouvait radicalement coupée de l’accès à une psychanalyse. Un travail qui, face aux violences de l’État, agit contre l’omission, l’effacement de la mémoire et de l’histoire d’un peuple. D’où résulte que l’analyste s’allie, depuis sa position aux marges, au processus qui fait advenir des sujets de leurs propres histoires.  

On souligne que ces collectifs diversifiés circulent par des expériences d’accueils psychanalytiques dans le cadre public sans être rattachés aux institutions ou bien aux services formels de l’État. Ces collectifs sont aussi aux bords, aux marges des institutions psychanalytiques traditionnelles, conservant ainsi une ouverture qui leur permet de penser à d’autres façons de faire de la psychanalyse, depuis l’analyse jusqu’à la formation continue.

À la différence des cliniques publiques dans la période de la dictature civilo-militaire au Brésil (1964-1985), qui ont été construites à l’intérieur des institutions psychanalytiques, ces nouvelles cliniques publiques émergent à travers un mouvement extérieur à ces institutions, en apportant leurs échos à l’intérieur, car, à présent, ces institutions ont elles aussi accès à ces savoirs et à la reconnaissance des expériences dans les rues et dans des espaces publics.

Cela étant posé, on considère que, moyennant ces collectifs, le savoir institué à l’intérieur des institutions se déterritorialise et devient par-là même un savoir déformé, car il est potentiellement déconstruit, dévisagéifié et décolonisé au fur et à mesure.

On montre maintenant du doigt des questions qui n’étaient pas à l’ordre du jour auparavant, ou qui étaient même majoritairement ignorées dans ces espaces, comme si les questions de racisme, des violences de genre, de la souffrance psychique engendrée par le néolibéralisme étaient distantes des cabinets particuliers traditionnels. Mais tout ce retournement n’aurait pas été possible sans l’interlocution d’auteur.e.s important.e.s tel.l.e.s que Lélia Gonzalez et Frantz Fanon, entre autres.

Nous continuons présentement notre militantisme politique et notre travail en tant qu’analystes. Même dans la conjoncture actuelle de la pandémie[20] de Covid-19, une nouvelle manière de travailler la clinique psychanalytique et les luttes sociales s’est peu à peu réinventée, car en ces moments de véritable isolement, les gens se trouvaient chez eux et ne communiquaient entre eux que par un écran, restreints par un dispositif technologique.

LA PSYCHANALYSE SUR LA PLACE : COMMENT ÇA FONCTIONNE ?

Les week-ends, la Place Roosevelt 25 est habitée par des gens très variés, et de différentes façons. Certains d’entre eux font de la place un skate-park ; d’autres en font un endroit pour danser mais aussi pour se promener avec des enfants ou des chiens ; d’autres encore en font leur lieu d’habitation, de passage, voire de travail ; certains autres en font un lieu pour partager un verre, pour parler de tout et de rien, mais aussi pour faire la quête, ou bien se procurer de quoi manger.

Les samedis, à la place du divan et des fauteuils, des transats sont installés aux quatre coins de la place. Il n’y a pas de portes, pas de murs, ni de fenêtres. C’est donc une clinique ouverte à la ville et qui fait corps avec la place. Différents sons s’y composent avec l’espace analytique, de même qu’un climat, quelqu’un qui circule, une odeur, un chien, du vent, un geste, une heure.

Un certain samedi matin, il faisait très froid à la Place Roosevelt et aucun vêtement n’était à même de protéger nos corps des fortes rafales de vent qui entraînaient les feuilles au sol, comme tout ce qui se trouvait dans cet endroit. Mais la place était tout de même peuplée par des gens aux tranches d’âge très diverses. Certains d’entre eux restaient assis sur un petit mur en béton en attendant d’être accueillis et écoutés par les psychanalystes du collectif.

Pedro [27] , un jeune qui avait l’air d’être dans la vingtaine, se rapprocha de la base [28] et demanda timidement à mettre son nom sur la liste d’attente. Au bout d’un moment, on l’appela pour sa consultation, et il se rendit donc, avec un analyste, à la pergola en bois où sont installés les transats. Il semblait ne pas avoir froid, son corps mince n’était couvert que par un short en jeans et un débardeur. Dans l’une de ses mains il portait un sac-à-dos, ce qui faisait penser qu’il venait peut-être de loin.

C’était la première fois que Pedro cherchait un accueil sur la place. En outre, il n’était jamais passé par un psychanalyste auparavant. Il avait l’air déconcerté, c’est peut-être pour cela qu’il se rongeait les ongles et qu’il bougeait sans cesse ses jambes. On avait l’impression qu’il n’y avait pas de position confortable pour ce corps agité sur le transat. Au moment où on lui demanda ce qui l’avait conduit sur la place ce jour-là, il répondit qu’il ne savait pas très bien pourquoi, mais que c’était peut-être du fait d’une solitude qu’il ressentait ces derniers temps. Comme il avait déjà entendu parler de ce groupe, sur la place, qui écoutait les gens gratuitement, il avait donc décidé de s’y arrêter en rentrant du travail et de discuter avec quelqu’un.

Pedro se mit alors à raconter son histoire à voix basse. Les mots sortaient timidement de sa bouche, exigeant de l’analyste une attention plus grande afin de pouvoir l’entendre, puisque le bruit du vent associé aux bruits de la place recouvraient presque sa voix. Peu à peu il apportait à la séance des aspects importants de sa vie, en se rapprochant ainsi de la souffrance qui l’affligeait à ce moment-là.

L’accueil arriva à sa fin, Pedro prit congé et remercia pour l’écoute. Jusqu’à présent, Pedro n’est plus retourné au collectif.

Il s’agit d’un extrait [29] d’une séance unique 30 qui nous renseigne sur la manière dont l’écoute dans un espace public peut faire place au partage d’une solitude, à un lieu pour s’asseoir, malgré l’inconfort de la présence d’un autre, à un espace pour raconter labrève trajectoire d’une journée et, qui sait, pour tisser des mots sur sa façon de vivre, pour faire le récit de sa propre souffrance, pour s’y abriter et continuer sa vie.

PRAÇA COMO ESPAÇO DE INTENSIDADES

On part du principe que la place n’est pas un décor où les prises en charge ont lieu, mais un espace fait d’intensités et d’agencements qui sont produits et qui constituent l’événement clinique. Soit une clinique-place poreuse à ce qui l’entoure, puisqu’elle incorpore à son setting non seulement les éléments faisant partie de la vie de cet endroit, mais aussi leurs variations. On s’est aperçu qu’une telle porosité exige de l’analyste la capacité de rester vigilant et sensible à ce qui se passe dans l’espace analytique, sans se fermer aux flux et aux intensités qui peuplent la place alentour.

En ce sens, une pratique clinique qui se fait en dehors des huis clos du cabinet est tout à fait exposée aux interférences de la vie urbaine, depuis les bruits, les odeurs et les rythmes, au-delà de la violence et des plaies sociales, jusqu’aux rencontres faisant proliférer la différence. En d’autres termes, il n’y a pas de protection ou de circonscription par rapport au quotidien urbain et, en ce sens, l’exercice clinique dans l’espace public est exposé au hasard, aux imprévisibilités, aux événements ayant lieu dans la cité, sans avoir ou sans aspirer à aucune sorte de contrôle sur eux.

L’espace urbain devient alors une composante active de la situation analytique, en produisant des agencements, des connexions les plus diverses. Alors, la place Roosevelt peut devenir une zone d’intensité, de circulation du désir, qui favorise l’irruption de nouveaux territoires existentiels.

Ainsi, le pari que nous avons fait à partir de l’expérimentation d’une clinique qui s’ouvre au hasard, aux risques et aux incertitudes de la vie urbaine, c’est qu’elle soit capable de produire des déplacements dans les territoires de la vie, aussi bien du patient que du clinicien.


NOTAS

  1. Maria Luísa Magalhães Nogueira et Jardel Sander Silva, « A cidade : o jogo da alteridade », in : Anais de Corpocidade – Debates em Estética Urbana 1, Salvador, UFBA, 2008, p. 1-8.
  2. Walter Benjamin, « Magia e técnica, arte e política », in : Obras escolhidas. v. I, São Paulo, Brasiliense, 2012.
  3. Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in : Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 312.
  4. Christian Ingo Lenz Dunker, Mal-estar, sofrimento e sintoma : uma psicopatologia do Brasil entre muros, São Paulo, Boitempo, 2015.
  5. Amartya Sen remarque que, dans la théorie traditionnelle de Bentham, l’utilité est définie comme plaisir, bonheur ou bien satisfaction individuelle. Dans une acception contemporaine, l’utilité est comprise comme réalisation de désir. Il s’agit de la somme des utilités réalisées ou non par chaque individu et qui sont ensuite enregistrées toutes ensemble dans l’évaluation du bien-être social. In : Amartya Sen, Desenvolvimento como liberdade, São Paulo, Companhia das Letras, 2010.
  6. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mil Plateaux : capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 2013.
  7. Miriam Debieux Rosa, A clínica psicanalítica em face da dimensão sociopolítica do sofrimento, São Paulo, Escuta/Fapesp, 2016.
  8. Kimberlé Crenshaw, « Documento para o Encontro de Especialistas em Aspectos da Discriminação Racial Relativos ao Gênero », Estudos Feministas, année 10, n° 1/2002, pp. 171-188. Traduction par Liane Schneider et Révision de Luiza Bairros et Claudia de Lima Costa. Disponible sur : https://doi.org/10.1590/S0104-026X2002000100011   Accès le 21/02/2022.
  9. Roberto Machado, « Introdução : por uma genealogia do poder », in : Michel Foucault, Microfísica do Poder. Organisation, introduction et révision technique par Roberto Machado, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 3ème édition, 2015.
  10. Michel Foucault, Microfísica do Poder. Organisation, introduction et révision technique par Roberto Machado, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 3ème édition, 2015, p. 45.
  11. Michel Foucault, Histoire de la sexualité I : la volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
  12. Marcelo Amorim Checcia, « Otto Gross e o combate à vontade de potência », in : M. A. Checchia (org.). Combate à vontade de potência. (pp. 123-152), São Paulo, Annablume, 2016.
  13. Ibid., p. 131.
  14. Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », in : Écrits (pp. 585-645), op. cit.
  15. Sigmund Freud, « Contribuição à história do movimento psicanalítico (1914) », in : Totem e tabu, contribuição à história do movimento psicanalítico e outros textos, São Paulo, Companhia das Letras, 2012.
  16. Félix Guattari, La Philosophie est essentielle à l’existence humaine. Entretien mené par Antoine Spire accompagné de Michel Field et de Emmanuel Hirsch, Paris, Éditions de l’Aube, 2002, p. 5-6.
  17. Elizabeth Ann Danto, As clínicas públicas de Freud : psicanálise e justiça social. Trad. Margarida Goldsztajn, São Paulo, Perspectiva.
  18. Gilles Deleuze, « Trois problèmes de groupe », in : L’Île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2009, p. 270.
  19. La proposition de travail collectif est basée sur la création d’une clinique ouverte à la vie urbaine, de manière permanente, sans la médiation de l’argent. On considère que la décentralisation de l’argent dans le lien analyste-analysant est un acte de résistance face aux modes de vie traversés fortement par le capital et par la consommation, dans un pays historiquement inégal et excluant comme le nôtre.
  20. Il est important de souligner que, pendant la pandémie de coronavirus, une telle pratique clinique s’est vue confinée à un espace privé pour autant que s’impose le besoin de l’isolement et de la distanciation sociale. En effet, les accueils cliniques sont passés à un format en ligne, de même que les réunions du collectif.

Tradução para o francês realizada por Felipe Shimabukuro.


Chimères n°100 - Intervenir
Chimères n°100 – Intervenir

Chimères n°100 - Intervenir

Deixe um comentário

O seu endereço de e-mail não será publicado. Campos obrigatórios são marcados com *

Rolar para cima